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Youcef Zirem à la rencontre de Brahim Saci Quand l’errance de l’exil étouffe

Youcef Zirem à la rencontre de Brahim Saci

Quand l’errance de l’exil étouffe

Les années passent et les questionnements douloureux persistent. L’exil est souvent fait de souffrances et d’errements multiples. Brahim Saci en connaît un bout. Mais il faut apprivoiser la douleur d’être, continuer son chemin et adoucir la nostalgie.

Quand on atterrit à Paris à l’âge de 10 ans, loin des siens et de cette terre des origines mythique et généreuse, on se retrouve confronté à des tracas d’un autre genre. Brahim s’accroche et fait à l’adversité. Il suit des études brillamment, il décroche son diplôme universitaire avec une certaine élégance. Et déjà la poésie rentre dans son monde, remplit son quotidien.
Il se passionne aussi pour la musique. Son « coup de cœur » va pour le grand Slimane Azem. La musique traditionnelle devient la passion de Brahim Saci qui trouve là l’occasion d’approfondir son écriture.
« Enfant, j’étais bercé par les contes, les chants traditionnels que me chantait ma mère, ainsi que par les nombreuses poésies kabyles qu’elle me récitait. Jeune j’étais donc déjà pris par la passion et l’émotion littéraire. Cependant ce n’est qu’au lycée que les professeurs m’ont appris à apprécier et à comprendre les poètes, Charles Baudelaire par Les fleurs du mal en particulier, Alphonse de Lamartine par Les méditations poétiques, et tant d’autres encore. J’étais partagé entre les études, le dessin, la poésie et les voyages (Allemagne, Autriche, Hollande…), tout cela a quelque peu développé en moi une vie intellectuelle et artistique à la fois », se souvient Brahim Saci.
L’enfant de la haute Kabylie travaille ensuite dans des radios franco- maghrébines ou il accentue son intérêt pour l’Art. « Plongé profondément à l’intérieur de moi-même, c’est dans des moments de grande solitude que je trouve des réponses aux questions qui assaillent mon existence. Bien que cela engendre une grande souffrance, c’est une quête nécessaire. Personnellement je ne me sens vivre qu’en créant, c’est un peu comme si je ne faisais qu’un avec l’art, pour moi c’est un mode de vie », confie Brahim Saci.
Cela fait 30 ans qu’il vit en France. « Ne me comprennent que ceux qui ont marché sur mes pas. La solitude intérieure est nécessaire pour aller au plus profond de soi-même pour en ressortir le meilleur. C’est de la peine que naît la création, comme une pluie fertilisante que la terre attend avec impatience. Donner sans rien attendre comme un acte de charité, même si les poèmes sont payés avec tant de souffrances. Il y a une nécessite de dire pour ne pas sombrer. Aborder l’art avec amour car seul ce sentiment profond permet de le saisir », fait remarquer ce chanteur de talent qui n’arrête pas de produire des œuvres de qualité.
« Je n’ai réellement compris Slimane Azem qu’après des études universitaires approfondies. Ces années d’études m’ont permis d’aller plus loin dans l’analyse afin d’avoir une vision plus claire pour approcher l’œuvre de ce grand humaniste et philosophe qu’était Slimane Azem. C’est un grand poète qui décrit notamment le déchirement de l’exil. Bien plus que cela, il a su enflammer tous les cœurs, et passionner tous les Kabyles. Son œuvre très abondante et riche offre une grande diversité à qui sait l’écouter et la comprendre. Dans ses compositions, Slimane Azem, guitariste d’exception attire par sa technique percussive de la guitare, par sa riche invention de la mélodie. Il a su transformer toute mélodie en pure beauté. Ses chansons sont d’une grande âpreté rythmique, doublée d’une inspiration mélodique inépuisable. Baigné dans un fond culturel classique, les images, comparaisons, métaphores et métonymies ont été des aliments essentiels à sa création poétique. Ses préludes chantés sont d’une extrême justesse. Sa voix est d’un grand lyrisme, d’une grande fluidité, claire comme l’eau d’une source. Slimane Azem a su par son génie nous transmettre les racines d’une culture plus que jamais vivante, mais paradoxalement aussi, sa douleur d’avoir été force de quitter sa terre natale si chère a son cœur. Slimane Azem est un véritable virtuose de la chanson kabyle, respecté par tous, et qui ne pouvait que susciter mon admiration et ma volonté de suivre ses traces. » analyse Brahim Saci.
Vivant à Paris, Brahim Saci ne cesse de regarder vers son pays d’origine et ne rate pas une occasion pour se retremper dans l’ambiance algérienne. « Les choses terrifiantes qu’a connu notre pays ont laissé peu de place à l’Art en général et l’expression artistique en particulier. Jusqu’à la mort de Matoub Lounes, la chanson kabyle était en plein essor. Les années 80 ont vu apparaître beaucoup de groupes de grande qualité, constitués par une majorité d’universitaires, malheureusement ces groupes ont disparu. Mais le succès de Matoub Lounes a permit à la chanson kabyle d’occuper une place de choix. Il était une locomotive qui poussait à la création de qualité aussi bien sur le plan de la poésie que sur le plan musical. Car Matoub Lounes excellait dans l’art du Châabi qui est de surcroît une grande école musicale. Matoub créait l’événement avec presque chaque fois deux albums, et était une source poétique intarissable. Sa disparition tragique a plongé la chanson kabyle dans un vide artistique quasi-total. On a vu alors une folklorisation accrue de la chanson kabyle où tout ce qui se fait l’est pratiquement sur un seul rythme. La création artistique s’est appauvrie. On ne pense qu’à danser.
Toutes les manifestations dites culturelles sont en fait des pistes de danse. On a ainsi petit à petit habitué le public à ne venir à chaque fois dans les salles que d’une façon quasi-mécanique. On vient consommer des pistes de danse. On a vu alors les ventes de disques chuter pour la quasi-totalité des créateurs. Mais d’autres raisons bien sur viennent se greffer à cela. La fracture avec la tradition orale, on voit les anciens disparaîtrent un par un, a aussi contribué à l’apparition d’une poésie médiocre car il y a un manque au niveau de la maîtrise de la langue. C’est l’une des raisons pour laquelle il devient urgent que la langue tamazight soit officialisée et entre dans toutes les écoles, car le transfert du patrimoine culturel par les anciens ne se fait plus. Ainsi, à l’école, les enfants redécouvriront la richesse de leur langue, les contes, les poètes, les romans, la littérature. Il est évident que sans bagage culturel on ne peut créer de belles choses. Les anciens avaient tous leurs têtes pleines, les poèmes d’antan, les contes, et cela se reflétait dans leur création artistique.
D’autres raisons viennent encore s’ajouter au marasme des décennies noires qu’a connu la chanson kabyle et la chanson algérienne en général. La crise économique aidant, le manque de pouvoir d’achat, la morosité de la chanson algérienne ont amené la chanson kabyle au bord du précipice. Au lieu que les artistes vivent de leur art, nous assistons désarmés à une situation nouvelle et dramatique, qui n’est pas propre à la chanson kabyle, qu’on voit dans d’autres pays mais à faible échelle. Dans ce dénuement les artistes s’appauvrissent, il est difficile de travailler dans ces conditions. Les tentatives individuelles sont bonnes et à encourager, mais c’est l’institution étatique qui doit protéger son patrimoine culturel, l’encourager et le financer. Malgré le regard assez pessimiste que je viens de porter, je reste optimiste et positif quant à l’avenir de la chanson kabyle, grâce à l’apparition de jeunes qui résistent contre vents et marées et qui font un travail de qualité », fait savoir Brahim Saci.
Animateur culturel sur Beur FM entre 1996 et 1997, Brahim Saci aime citer Béla Bartok, compositeur hongrois qui après des recherches sur les traditions musicales populaires notera et enregistrera sur des rouleaux phonographiques plus de 10 000 mélodies folkloriques. C’est pour dire que l’exploration des chants et des danses de la Kabylie reste à faire.
« Je pense qu’il faut penser un peu au côté culturel des choses, arrêter avec les galas business où les gens ne viennent que pour danser et s’amuser, et opter pour des manifestations culturelles de qualité, abordables pour tous », raconte Brahim Saci. Parlant de Matoub Lounes, l’enfant de Tifrit Naït Oumalek se souvient d’un homme sincère. « Je me rappelle avoir rencontré Matoub Lounes dans un café du 18ème arrondissement de Paris un mois avant sa mort tragique, il me disait « Si Brahim ma vie est au village! » Ces paroles résonnent encore dans ma tête. A paris on a beau remplir les plus grandes salles, personne ne nous voit, nous sommes comme invisibles. La meilleure preuve que l’on puisse apporter à ce phénomène est la célébration des 100 ans de l’Olympia qui a été très médiatisée en France. Dans l’historique qu’en ont fait les médias, à aucun moment on ne fait allusion aux Berbères qui sont passés sur cette scène mythique, et ils sont nombreux : Aissa El Djermouni, premier chanteur berbère chaoui des Aurès à fouler les planches de l’Olympia en 1936, puis à partir de 1976, Aït Menguellet, le groupe Djurdjura, Slimane Azem, Matoub Lounes, Idir, Takfarinas et bien d’autres encore », rappelle lucidement Brahim Saci.
Dans le prolongement de ce raisonnement, le chanteur constate qu’on se garde bien de parler, en France, des origines kabyles d’Edith Piaf, par sa mère qui était une chanteuse lyrique sous le nom de Line Marsa, et élevée par sa grand-mère Aicha. Mais il faut persister et s’accrocher.
Brahim Saci a plein de plans de batailles artistiques dans sa tête. « Après avoir produit en France, je reviens aux sources pour produire en Algérie. Je viens en effet de sortir deux albums avec des milliers de posters annonçant en fait quatre albums, car après ces deux albums suivront deux autres albums. Le premier album est un hommage à Slimane Azem, Exil éternel, je dis « ô Slimane Azem! Si tu pouvais revenir parmi nous pour voir où les temps nous ont amenés. » J’ai souvent comparé Slimane Azem à Baudelaire pour la vision philosophique qu’ils avaient de la vie. Car Baudelaire a plongé au plus profond de l’être pour nous parler du mal qui habite et ronge l’homme. Mais Slimane Azem avait quelque chose de plus car il était une légende de son vivant, comme l’était avant lui Si Mohand u M’Hand. Il y a sur ce premier album 8 chansons. Le deuxième album s’intitule Crâa, c’est un regard sur la société algérienne et en particulier la société kabyle. Il y a 7 chansons et un sketch, où je raconte une histoire vraie, j’ai généralisé pour ensuite en tirer une morale. En fait, j’y dénonce la détérioration des relations fraternelles où seul l’argent fait la loi. Malheureusement à notre époque l’honneur et la dignité sont monnayables. Ces deux albums ont reçu un accueil favorable et chaleureux par le public, que je remercie du fond du cœur car je n’existe que par lui. J’ai aussi crée un site internet afin de mieux communiquer avec mon public. On m’écrit beaucoup et je réponds autant que je peux. Mon site a dépassé les 100 000 visites.
Avant la fin 2005, je l’espère, je sortirai les deux autres albums, 16 chansons et un sketch. L’un s’intitule 30 ans après, c’est un clin d’œil à la vie du poète et à l’histoire de l’Algérie. L’autre album s’intitule l’aube des adieux, où se mêlent l’espoir et le désespoir, l’optimisme et le pessimisme. C’est le déchirement intérieur du poète, c’est aussi un regard sur la fin du XXème siècle.
Pour 2005/2006, je prépare un hommage au regretté Matoub Lounes. Les albums qui suivront plus tard seront une plongée à l’intérieur de l’être à travers les affres de l’exil. Sinon à Paris on s’épuise chaque jour un peu plus. Je sème des poèmes en essayant d’imaginer des jeunes pousses. Mais dans le froid de Paris, rien ne germe. Même si mes poèmes naissent à Paris, ils ne se sentent chez eux qu’en Kabylie », clame, haut et fort, Brahim Saci.

La Dépêche du 2 au 8 août 2005.
Hebdomadaire d’information générale.

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